Interdiction du portable au lycée : une réponse simpliste à un vrai sujet
L’annonce est tombée un vendredi soir, au détour d’un déplacement présidentiel : les téléphones portables seraient interdits dans l’enceinte des lycées à partir de la rentrée 2026, prolongeant ainsi le dispositif déjà en vigueur à l’école et au collège.
L’effet médiatique est garanti. Mais pour les personnels de direction que nous représentons, une question s’impose immédiatement : cette mesure répond-elle réellement aux enjeux que nous constatons sur le terrain, ou ajoute-t-on une nouvelle injonction à un système déjà sous tension, sans en traiter les causes profondes ?
Un débat public qui reconduit la “panique morale” autour des écrans
Depuis plusieurs mois, les écrans et les réseaux sociaux sont au cœur du débat public, notamment à travers la proposition de loi n° 744 visant à « protéger les jeunes de l’exposition excessive et précoce aux écrans et des méfaits des réseaux sociaux ». Derrière des préoccupations légitimes – troubles du langage, difficultés attentionnelles, exposition à des contenus violents ou pornographiques, cyberharcèlement – se dessine pourtant une lecture très réductrice des causes.
L’UNSA Éducation l’a rappelé avec force : essentialiser « l’écran » ou « le portable » comme cause unique de tous les maux des jeunes ne résiste pas à l’examen des travaux scientifiques. Les effets du numérique sur les enfants sont variables, fortement contextuels et imbriqués à d’autres facteurs (conditions de vie, santé mentale, environnement familial, inégalités sociales). Faire du portable le bouc émissaire, c’est nourrir une panique morale qui détourne l’attention des vrais leviers d’action.
Le portable, un outil parmi d’autres d’expositions problématiques
L’annonce présidentielle se focalise sur l’objet “téléphone portable” au lycée. Or ce n’est qu’un vecteur parmi d’autres d’expositions préoccupantes :
- contenus violents ou pornographiques,
- fake news et théorie complotistes,
- cyberharcèlement,
- injonctions sexistes et discriminatoires,
- tentatives d’emprise ou de prostitution ciblant particulièrement les jeunes filles (sur ce sujet, nous vous invitons à retrouver ce podcast édifiant, ci-dessous)
Ces phénomènes ne disparaîtront pas aux portes du lycée. Ils se jouent d’abord hors temps scolaire, le soir, la nuit, le week-end, dans l’intimité des chambres. Les personnels de direction le constatent quotidiennement lorsqu’il s’agit de gérer les conséquences dans les établissements : conflits, violences, rumeurs, harcèlement en ligne qui se poursuivent dans la cour ou en classe.
Dire que supprimer les portables au lycée “résout le problème” est donc illusoire.
Une fois encore, tout faire reposer sur l’École
Il est presque ironique de voir l’École publique convoquée comme solution miracle à chaque fois que la société affronte un enjeu complexe – ici, celui des usages numériques des jeunes –, alors même que ses personnels sont régulièrement mis en accusation : jugés trop nombreux, pas assez efficaces, trop souvent absents.
Ça suffit !
Si l’objectif est réellement d’améliorer la vie des jeunes et de sécuriser leurs usages numériques, alors la première exigence est d’écouter celles et ceux qui travaillent au quotidien dans les établissements, et pas de multiplier des annonces spectaculaires sans concertation, qui mettent nos équipes en difficulté et alimentent la défiance.
L’interdiction des téléphones au lycée peut faire partie de la discussion. Elle ne peut pas, à elle seule, tenir lieu de politique publique.
Ce que nous apprend l’expérience du collège
Depuis 2018, la loi interdit l’usage du téléphone portable à l’école et au collège. Dans la plupart des collèges, cette interdiction est intégrée dans les règlements intérieurs et fonctionne globalement : les téléphones ne sont plus visibles dans les cours de récréation, les usages sont sanctionnés lorsqu’ils surviennent.
En revanche, le dispositif « portable en pause » (casiers ou pochettes scellées collectant les téléphones à l’entrée) a très peu été déployé : notre enquête de rentrée a montré qu’à peine un collège sur dix y a eu recours.
Les raisons sont claires :
- coût important des équipements,
- absence de moyens humains pour gérer la collecte et la restitution,
- faible valeur ajoutée pédagogique par rapport à l’interdiction déjà inscrite dans la loi.
Transposer au lycée, tel quel, une mesure dont la mise en œuvre reste à évaluer au collège serait un non-sens.
Les lycées sont plus grands, accueillent parfois plusieurs milliers d’élèves, dont une partie est majeure, avec des besoins de mobilité et d’autonomie différents.
Interdire… mais avec quels moyens, et pour quoi faire ?
Interdire et confisquer sont deux choses différentes. On peut inscrire dans un texte le principe d’interdiction du téléphone au lycée. Encore faut-il pouvoir :
- surveiller les entrées et sorties,
- gérer les situations de transgression sans alimenter un climat de tension,
- s’assurer de l’adhésion minimale des élèves et des familles,
- mobiliser des équipes déjà très sollicitées sur de multiples fronts.
Une règle qui ne peut être appliquée qu’au prix d’un conflit permanent avec les élèves et leurs parents, faute de moyens et de concertation, est une mauvaise règle.
Elle nourrit la défiance envers l’institution, fragilise les personnels de direction et leurs équipes, et éloigne du cœur de notre mission : faire réussir les élèves.
Les parents, premiers éducateurs : la coéducation, pas la défausse
Nous le rappelons, avec notre fédération UNSA Éducation : les parents restent les premiers éducateurs de leurs enfants. L’École ne peut pas porter seule la responsabilité de l’ensemble des usages numériques des jeunes.
Or, aujourd’hui, beaucoup de parents peinent à reprendre la main sur les usages des téléphones à la maison, notamment le soir et la nuit. Demander au lycée de régler “à l’échelle industrielle” ce qu’il est déjà difficile de faire à l’échelle d’un foyer n’est pas réaliste.
Une politique publique sérieuse devrait :
- soutenir les parents par de la formation, des ressources et des lieux de dialogue,
- réduire les inégalités d’accès à d’autres pratiques (culture, sport, lecture),
- proposer des alternatives éducatives et sociales à l’hyper-connexion.
Ne pas empêcher l’éducation au numérique à l’École
Par ailleurs, réduire les usages numériques en contexte scolaire, voire les interdire, serait une erreur stratégique. C’est à l’École que les jeunes peuvent apprendre, dans un cadre sécurisé et accompagné, à :
- exercer leur esprit critique face à l’information,
- comprendre le fonctionnement des plateformes et des algorithmes,
- identifier les risques et savoir se protéger,
- produire des contenus, coopérer, créer dans des environnements numériques encadrés.
Limiter fortement ces usages au lycée reviendrait à laisser les jeunes seuls face aux écrans… mais en dehors de l’École, sans médiation éducative.
Ce serait un recul majeur pour l’éducation au numérique, alors que nous la défendons au contraire comme un droit et une nécessité.
Pour une politique numérique cohérente et structurelle
Au SNPDEN-UNSA, en lien avec notre fédération, nous portons une autre voix. Protéger les élèves, oui. Culpabiliser les familles, les jeunes et les personnels, non. Éduquer, toujours.
Cela suppose :
- une régulation ambitieuse des plateformes et des réseaux sociaux, notamment sur l’âge d’inscription, la protection des données, la modération des contenus et la lutte contre le cyberharcèlement ;
- un renforcement de la santé scolaire et des réseaux d’aide (médecins scolaires, infirmier·es, psyEN, personnels sociaux, pédopsychiatrie, CMPP), aujourd’hui en grande difficulté ;
- une politique cohérente de l’Éducation nationale elle-même, qui cesse d’alimenter la connexion permanente via les ENT et applications (devoirs, notes, messages tardifs) ;
- une véritable stratégie d’éducation au numérique, intégrée aux enseignements, articulée à des pratiques culturelles, sportives et citoyennes, et dotée de moyens de formation pour tous les personnels.
Ce que nous demandons
Face à l’annonce présidentielle d’interdiction du portable au lycée, le SNPDEN-UNSA :
- réaffirme que la sur-utilisation des écrans et les dérives liées aux réseaux sociaux constituent un vrai sujet de société, qui ne peut être traité par un slogan ni par une mesure isolée ;
- demande l’évaluation rigoureuse de l’interdiction en vigueur au collège avant toute généralisation au lycée ;
- exige que toute évolution réglementaire soit construite avec les personnels, leurs organisations représentatives, les élèves et les parents, et non dans la précipitation ;
- propose, le cas échéant, des expérimentations encadrées dans certains territoires ou types d’établissements, assorties d’un accompagnement en moyens et en formation ;
- appelle enfin à une politique publique du numérique éducatif ambitieuse, équilibrée et émancipatrice, plutôt qu’à une succession d’annonces qui entretiennent la confusion et la défiance.
Les personnels de direction sont prêts à prendre toute leur part dans la construction de réponses efficaces aux défis du numérique. À condition qu’on les écoute, qu’on leur fasse confiance… et qu’on leur donne les moyens d’agir.
